Cette toile, peinte par la mère de Nat Banting*, était affichée dans la chambre où il dormait lorsqu’il rendait visite à ses grands-parents. Celle-ci l’amena, un jour, à interroger sa mère lors d’un déjeuner familial. Il lui demanda si elle se sentait comme une artiste lorsqu’elle avait peint cette toile. Sur le coup, sa mère sembla trouver la question un peu impertinente et évita tout simplement d’y répondre. Vous auriez sans doute fait la même chose si vous aviez su que ladite toile était en fait une peinture à numéros et qu’il s’agissait de la reproduction d’une célèbre toile intitulée Pinkie. On comprend ainsi que sa mère n’avait pas imaginé et créé elle-même cette œuvre. Mais pourquoi donc Nat avait-il posé une telle question? Quel sens avait le mot “artiste” pour lui? Et pour sa mère?
Réfléchissons à cela ensemble. Est-ce que le fait de peindre chacune des sections numérotées en appliquant la couleur qui est identifiée donne le titre d’artiste à celui qui l’exécute? Est-ce qu’il est valable de croire que sa mère prenait des risques ou des initiatives lorsqu’elle peignait ? Ne faisait-elle que suivre des directives de façon mécanique comme ouvrir le couvercle d’une couleur, nettoyer son pinceau et peindre les espaces numérotés en restant entre les lignes? A-t-elle fait preuve de persévérance ou de créativité ou a-t-elle simplement eu besoin d’un peu de patience? Tant d’interrogations nous poussent à réfléchir sur notre conception du terme “artiste” et à voir dans quelle proportion des gestes effectués machinalement et prédéterminés par autrui pourraient faire de nous un artiste à proprement dit.
D’ailleurs, n’y a-t-il pas une ressemblance avec ce que l’on peut parfois demander à nos élèves à l’intérieur de nos cours de mathématiques? Souhaitons-nous que nos cours de mathématiques ressemblent à de la peinture à numéros? Que nos élèves calquent le raisonnement d’un exemple au tableau pour réaliser un exercice? Qu’ils suivent une procédure étape par étape sans nécessairement la comprendre? Qu’ils fassent valider une démarche avant même de l’avoir réalisée? Qu’ils se voient imposer une façon de faire pour résoudre un problème? Eh bien, la même question posée par Nat à l’endroit de sa mère pourrait être posée par rapport à nos élèves : est-ce que nos élèves sont de véritables “mathématiciens” lorsqu’ils font des maths dans nos classes? Je pense que toutes les réponses à ces questions deviennent évidentes.
Comparons quelque peu les deux disciplines. Un artiste-peintre doit maîtriser certaines techniques et doit détenir certaines connaissances pour créer des œuvres. De la même façon, un mathématicien doit détenir des connaissances et maîtriser des habiletés de base pour être en mesure de résoudre tous types de problèmes. Dans les deux cas, une fois que celles-ci sont acquises ou en cours de développement, il devient impératif de laisser une latitude à la personne pour lui permettre de s’exprimer, pour laisser place à la créativité et permettre l’exploration de certaines avenues qui n’auraient pas été privilégiées, notamment par son enseignant. Et c’est dans ce contexte qu’une personne pourra devenir un artiste-peintre ou un mathématicien: lorsqu’elle maîtrisera son art et l’expérimentera par elle-même, en prenant ses propres décisions, avec ou sans accompagnement. Évidemment, ce ne sont pas les mêmes habiletés et attitudes qui doivent être développées et mobilisées lorsqu’on est dans un contexte plus ouvert. Dans ce contexte, il vous faudra accompagner vos élèves dans leur prise de risques et les encourager à persévérer. Être soi-même un modèle et accepter de se commettre devant eux permettra également de valoriser ces comportements afin qu’ils deviennent eux aussi de meilleurs mathématiciens. Notre image de départ pourrait être affichée dans vos classes ou racontée à vos élèves comme point d’ancrage pour leur rappeler qu’ils doivent non seulement maîtriser certaines notions, mais également être en mesure de jongler avec celles-ci toujours dans le but de devenir de véritables mathématiciens!
Vous pouvez également appliquer cette comparaison dans un autre domaine si vous le préférez. Par exemple, un joueur de hockey peut pratiquer certaines techniques, s’entraîner physiquement, se doter d’un équipement de meilleure qualité, etc. Mais lors d’une partie, il doit être plus qu’un simple technicien et doit mobiliser d’autres aptitudes et attitudes propices au contexte du jeu afin de bien performer.
En somme, tentons de trouver un équilibre dans nos classes entre différentes approches qui sont non pas en opposition, mais plutôt complémentaires. Faisons en sorte que nos élèves prennent le maximum de décisions avec tous les outils et les compétences qu’ils développeront afin qu’ils deviennent des artistes!
Ce texte a été rédigé à la suite d’un atelier donné par Nat Banting lors du 50e congrès du GRMS à l’automne 2023, à Victoriaville. Merci Nat d’être si inspirant!
Merci également à Stéphanie Robichaud pour la révision du texte.
*Nat Banting est enseignant de mathématiques en Saskatchewan. Il est également chargé de cours à l’Université St. Francis Xavier et à l’Université de Saskatchewan. Nat est le créateur des tâches Menu Math.
Liens :
Site web de Nat Banting
Nat Banting : L’apprentissage des mathématiques réinventé